Dans la majorité des pays, il faut avoir un doctorat pour mener une carrière académique. Le doctorat est une introduction au monde de la recherche indépendante, une sorte de chef-d’œuvre intellectuel créé par un apprenti, en étroite collaboration avec un directeur de thèse. Les règles à suivre pour obtenir ce grade varient énormément selon les pays, les universités et même les sujets. Certains étudiants doivent d’abord être titulaires d’un master ou d’un autre diplôme. Les uns perçoivent une allocation, d’autres doivent payer. Certains doctorats consistent uniquement à faire de la recherche, d’autres impliquent de suivre des cours et de passer des examens, d’autres encore sont assortis d’une obligation d’enseigner à l’université. Une thèse peut faire quelques dizaines de pages en mathématiques ou plusieurs centaines en histoire.
Mais s’il y a une chose que partagent beaucoup de doctorants, c’est bien l’insatisfaction. Certains décrivent ce qu’ils font comme un “travail de forçat”. Les semaines de sept jours, les journées de dix heures, les salaires de misère et les incertitudes quant à l’avenir sont monnaie courante. Vous savez que vous êtes un thésard, plaisante-t-on, quand votre bureau est mieux décoré que votre logement et que vous avez une saveur préférée dans la gamme des nouilles instantanées. “Ce n’est pas le doctorat en lui-même qui est décourageant, explique un étudiant, c’est de se rendre compte que l’objectif est devenu hors d’atteinte.” Il y a trop de doctorants. Bien que ce diplôme soit conçu comme une formation au travail académique, le nombre de places en troisième cycle ne correspond pas au nombre de postes à pourvoir. Parallèlement, les chefs d’entreprise se plaignent du manque de compétences de haut niveau, insinuant que le troisième cycle ne correspond pas aux attentes. Les critiques les plus féroces comparent les thèses de recherche aux systèmes de vente pyramidale.
Pendant une grande partie de notre histoire, une simple licence était le privilège de quelques-uns et beaucoup de professeurs d’université n’avaient pas de doctorat. Mais avec l’expansion de l’enseignement supérieur qui a suivi la Seconde Guerre mondiale, on a attendu des professeurs d’universités qu’ils aient un diplôme de troisième cycle. Les universités américaines ont été les premières à s’adapter : en 1970, les Etats-Unis fournissaient presque un tiers des étudiants en université du monde et la moitié des doctorats en science et technologie (le pays ne représentait à l’époque que 6 % de la population mondiale). Depuis, leur production de doctorats a doublé pour atteindre 64 000 par an. Les autres pays sont en train de rattraper leur retard. Entre 1998 et 2006, le nombre de doctorats décernés dans les pays de l’OCDE a augmenté de 46 %, mais seulement de 22 % aux Etats-Unis. La progression a été plus rapide au Mexique, au Portugal, en Italie et en Slovaquie. Même le Japon, où le nombre de jeunes diminue, a attribué environ 46 % de doctorats supplémentaires. Une partie de cet accroissement reflète l’expansion de l’enseignement universitaire en dehors des Etats-Unis. Selon Richard Freeman, professeur d’économie du travail à Harvard, les étudiants inscrits aux Etats-Unis représentaient, en 2006, à peine 12 % du total mondial.
Mais les universités ont découvert que les thésards constituaient une main-d’œuvre bon marché, très motivée et disponible. Avec davantage de doctorants, elles peuvent développer la recherche, et dans certains pays assurer davantage de cours avec moins d’argent. A Yale, un associé de recherche gagne environ 20 000 dollars [14 300 euros] par an pour neuf mois de cours, alors que le salaire moyen d’un professeur titulaire aux Etats-Unis était de 109 000 dollars en 2009.
La production de docteurs dépasse largement la demande de professeurs d’université. Dans un ouvrage publié récemment, le Pr Andrew Hacker et la journaliste Claudia Dreifus précisent que plus de 100 000 doctorats ont été décernés aux Etats-Unis entre 2005 et 2009, pour à peine 16 000 créations de postes. Utiliser les thésards pour assurer la majeure partie des cours en licence permet de diminuer le nombre d’emplois à temps plein. Même au Canada, où le nombre de titulaires de doctorat a augmenté de façon relativement modeste, les universités ont décerné 4 800 doctorats en 2007 et recruté 2 616 professeurs à temps plein. Seuls quelques pays en développement rapide, comme le Brésil et la Chine, semblent manquer de titulaires de doctorats.
Trop de “post-doc”
Le tableau est identique dans la recherche. Les thésards et les personnels de recherche contractuels – ces “post-doc” (post-doctorants) décrits par un étudiant comme “l’immonde face cachée de l’université” – effectuent aujourd’hui une grande partie des recherches. Mais il y a également un excédent de post-doc. Au Canada, 80 % des chercheurs post-doctoraux gagnent 38 600 dollars brut ou moins par an, soit le salaire moyen d’un ouvrier du bâtiment. La multiplication de ces contractuels a créé un autre obstacle sur le chemin menant à un poste à l’université : dans certains domaines, cinq années de post-doctorat sont aujourd’hui nécessaires pour obtenir un poste fixe à temps plein.
Ces armées de doctorants et de post-doc renforcent la capacité de recherche des universités, et donc de leur pays. Mais ce n’est pas toujours une bonne chose. Des esprits brillants et bien formés peuvent être gâchés lorsque la mode change. Après le lancement du Spoutnik [par l’Union soviétique en 1957], le nombre de docteurs en physique a explosé aux Etats-Unis, mais tout s’est arrêté brutalement avec la guerre du Vietnam, dont le financement a asséché le budget de la science. Dans les années 1970, explique Brian Schwartz, professeur de physique à l’Université de la ville de New York, 5 000 physiciens ont dû se recaser dans d’autres domaines.
Certes, tous les étudiants qui s’embarquent dans une thèse ne veulent pas mener une carrière académique et beaucoup rejoignent avec succès le secteur privé, par exemple dans la recherche industrielle. Mais le nombre d’abandons indique que beaucoup perdent courage en cours de route. Aux Etats-Unis, seuls 57 % des thésards obtiendront leur diplôme dix ans après leur inscription. Dans le domaine des humanités, où la plupart des étudiants doivent payer pour préparer un doctorat, la proportion est de 49 %. Une étude menée dans une université américaine a montré que ceux qui abandonnent ne sont pas moins intelligents que les autres. Une supervision défaillante, des perspectives d’emploi mauvaises ou le manque d’argent les ont simplement découragés.
Même les diplômés qui trouvent un travail en dehors de l’université ne s’en sortent pas toujours si bien. L’enseignement en troisième cycle est tellement spécialisé que les services d’orientation professionnelle des universités ont du mal à aider les docteurs qui cherchent un emploi, et les directeurs de thèse ont tendance à se désintéresser des étudiants qui quittent l’université. Une étude de l’OCDE montre que, cinq ans après avoir obtenu leur diplôme, plus de 60 % des titulaires d’un doctorat en Slovaquie et plus de 45 % en Belgique, en République tchèque, en Allemagne et en Espagne ont toujours un statut précaire. Beaucoup sont des post-doc. En Autriche, environ un tiers des titulaires d’un doctorat prennent un emploi sans rapport avec celui-ci. En Allemagne, 13 % d’entre eux finissent dans des métiers modestes. Aux Pays-Bas, la proportion est de 21 %.
Des travailleurs suréduqués
Au moins, un doctorat est plus rémunérateur qu’une licence. Une étude de Bernard Casey publiée dans le Journal of Higher Education Policy and Management montre que, en Grande-Bretagne, les hommes titulaires d’une licence gagnent 14 % de plus que ceux qui auraient pu aller à l’université mais ont choisi de ne pas le faire. Le bonus pour un doctorat est de 26 %. Mais il est à peu près aussi élevé (23 %) pour un master. Dans certaines disciplines, l’avantage procuré par un doctorat disparaît complètement. Les docteurs en mathématiques, informatique, sciences humaines et langues ne gagnent pas plus que ceux qui ont un master. Et la prime pour un doctorat est moindre que pour un master en ingénierie, en technologie, en architecture ou en éducation. Ce n’est qu’en médecine, en sciences, dans le commerce et la finance que l’écart est suffisamment important pour qu’il vaille la peine d’avoir un doctorat.
Beaucoup d’étudiants disent qu’ils se lancent dans une thèse par passion pour leur sujet et que la connaissance est une fin en soi. Certains ne s’interrogent guère sur ce à quoi leur diplôme les mènera. Dans une étude réalisée en Grande-Bretagne sur les thésards, environ un tiers reconnaissent qu’ils font un doctorat en partie pour rester étudiants ou pour repousser la quête d’un emploi. Mais il n’y a pas que des avantages à s’éterniser à l’université. Les travailleurs suréduqués – ceux dont le niveau d’éducation est supérieur à celui requis pour un emploi – tendent à être moins satisfaits, moins productifs, et plus désireux de quitter leur travail.
Pour les universitaires, demander si un doctorat en vaut la peine équivaut à se demander s’il y a trop d’art ou de culture dans le monde. La connaissance, disent-ils, se diffuse de l’université à l’ensemble de la société, qui devient alors plus productive et plus saine. C’est peut-être vrai. Mais il n’en demeure pas moins que, sur le plan individuel, s’embarquer dans un doctorat peut être un mauvais choix.
10.03.2011 | The Economist
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