21/03/2011

Les Touareg de Kadhafi (Le Monde du 22 Mars)


Impossible de dire combien ils sont, mais des centaines de Touareg nigériens se sont engagés comme mercenaires dans les troupes du leader libyen. Entre fidélité à un allié historique et volonté de fuir la misère.

Agadez (Niger) Envoyé spécial

"Tout va bien. On est arrivés. A Tripoli, on nous a donné des armes et nous sommes cantonnés pour le moment à Sabaha - au sud de la Libye - , bientôt au front. Vive Kadhafi ! " L'éclat de rire du Touareg Souleymane, joint depuis Agadez (Niger), se perd dans les grésillements du téléphone portable. La communication s'interrompt quelque part au-dessus des dunes du Sahara, à plus d'un millier de kilomètres des montagnes de l'Aïr qui ont vu naître Souleymane, fief d'incessantes rébellions touareg au Niger en lutte contre le pouvoir central de Niamey.

Le départ de Touareg nigériens vers la Libye est un secret de polichinelle à Agadez. Difficile de rencontrer l'un de ces volontaires qui parlent ouvertement et impossible de dire combien de " Souleymane " se sont rangés aux côtés de Mouammar Kadhafi depuis le début de la crise libyenne. " Mais il y en a plusieurs centaines, affirme un ex-commandant rebelle rencontré à Agadez. Ils partent en convois de 4 × 4. C'est long mais facile. On évite les barrages de l'armée nigérienne, et, une fois en Libye, on est chez nous. Elle nous a toujours bien accueillis. "

L'immensité du désert est incontrôlable. Au nord d'une ligne courant, à l'ouest, de la frontière malienne jusqu'à la Libye, au nord, en passant par Tahoua, Agadez et Dirkou, les Touareg connaissent mieux que personne ces pistes de sable et de pierres vers l'Algérie ou la Libye. Des routes de tous les trafics : armes et drogue, marchandises de base et migrants africains en route vers l'Europe. Des pistes connues d'eux seuls qui les mènent depuis des années vers une Libye tour à tour terre d'asile et sanctuaire pour des générations de rebelles touareg nigériens dès les années 1960. Pays d'intégration économique et familiale pour les plus chanceux, de travail saisonnier pour les autres. Pour une communauté touareg du Niger qui se sent mal aimée dans son pays, l'un des plus pauvres de la planète, la Libye, c'est l'eldorado.

" Le chômage, le désoeuvrement, la misère et la frustration politique, ajoutés à la dette morale qu'un certain nombre estiment avoir vis-à-vis de Kadhafi... Tous les ingrédients sont là pour que des Touareg se battent à ses côtés. Kadhafi ne manque ni d'équipements ni d'argent, mais d'hommes ", observe Issouf Maha, 46 ans, ex-responsable au sein du Front patriotique nigérien (FPN), l'un des groupes rebelle issus du Mouvement des Nigériens pour la justice (MNJ), favorable en 2009 aux négociations avec Niamey qui terminèrent, cette année-là, une guerre qui ne menait nulle part.

Houcene hésite encore à franchir le pas pour répondre aux sirènes qui chantent à Tripoli. " Un ami m'a appelé ", dit-il. Les Touareg nigériens en Libye disposent des réseaux de leur pays d'origine et de l'oreille du Guide. Depuis la capitale libyenne, " Rhissa Boula et Aghali Alambo - deux ex-commandants rebelles - ont contacté un certain nombre de personnes, raconte-t-il. Ils promettent jusqu'à 100 dollars par jour. C'est tentant, mais je n'ai pas vraiment envie d'aller me battre pour un pays étranger, même si c'est la Libye. " Un de ses amis y est allé. " Il est parti avec une soixantaine d'autres de la région de Tahoua. Une fois à Tripoli, grâce aux connexions des anciens commandants, la Libye les a armés. Ils se sont organisés en petites unités, entre eux. Ils sont dans la région de Benghazi - la " capitale " de l'opposition libyenne - , pour prendre la cité en tenaille ", raconte-t-il.

Mouammar Kadhafi a souvent utilisé des bataillons de Touareg. Il est allé chercher ces combattants durs au feu au sein des tribus vivant dans le sud de la Libye, mais surtout dans la communauté touareg du Mali ou celle du Niger, la plus importante - " environ 1,5 million de personnes sur 11 millions d'habitants ", selon un général nigérien. Incorporés dans les rangs de la Légion islamique, ces hommes se sont battus notamment au Liban, bien qu'ils ne parlent pas arabe, et au Tchad, dans les années 1980. Beaucoup sont ensuite restés en Libye. Certains ont gravi les échelons de l'armée libyenne jusqu'aux plus hauts grades, à la différence du Niger, où les Touareg sont sous-représentés dans les grands corps d'Etat. Une des plus proches conseillères du colonel Kadhafi est touareg. Deux chabiyat (districts) du Sud, Ghat et Wadi al Hayaa, sont gouvernés par des Touareg.

A Agadez, ces promotions font rêver. " Si l'on veut la sécurité au nord du Niger, il faut intégrer les Touareg dans l'armée. Ils connaissent la région comme personne. Au contraire, les militaires nous voient comme des bandits ", regrette Mohamed Anako. Cet ex-commandant touareg, conseiller du président de la junte militaire qui a pris le pouvoir il y a un an et qui s'apprête à le rendre aux civils après la présidentielle du 12 mars, n'est-il pas la preuve d'une intégration réussie ? Un autre ex-commandant, Aklou Sidi Sidi, lui aussi conseiller présidentiel, répond pour lui. " Nous sommes des alibis avec rang de ministre mais sans pouvoir ni auditoire. Pourtant, la situation est explosive ", s'inquiète-t-il.

Agadez, balayé par un vent de sable, est pourtant calme en cette mi-mars. Ce calme précaire règne dans la région depuis cet accord de paix non écrit et mal ficelé dans le port libyen de Syrte le 6 avril 2009, sous les auspices de Mouammar Kadhafi, qui a mis fin à deux ans de soulèvement touareg au Niger. " C'était juste un accord tacite pour entamer un processus de paix ", rectifie Aklou Sidi Sidi. Niamey n'a reconnu ce protocole qu'à demi-mot. " Kadhafi, lui, a tout financé, mais, comme à son habitude, il n'a fait que donner des valises bourrées de dollars aux commandants rebelles ", rappelle Issouf Maha.

Grâce à l'argent libyen, les quelque 3 000 rebelles répertoriés ont été démobilisés, cantonnés et désarmés. En échange, Niamey a décrété une amnistie générale, libéré les prisonniers et levé l'état d'exception instauré à Agadez et dans sa région. Mais aucune mesure économique et sociale n'a accompagné le volet sécuritaire. " Il aurait fallu réinsérer les anciens rebelles, donner du travail aux jeunes, mais il n'y a pas eu de suivi ", reconnaît le gouverneur de la région, le colonel Yaye Garba, un Zarma nommé à Agadez par la junte militaire.

Houcene, 35 ans, a nourri une grande frustration de ce vrai-faux accord de paix. Il appartient aux sans-grade de la rébellion, qui n'ont touché qu'une poignée de dollars à leur démobilisation après deux années de guérilla dans la brousse. " Les ex-commandants se sont taillé la part du lion. Ils roulent à Niamey en 4 × 4 V8, habitent de grandes villas ", grince-t-il. Certains d'entre eux ne mettent plus les pieds à Agadez de peur d'affronter la colère de leurs anciens compagnons d'armes. D'autant qu'au moment du partage, la galette promise par la Libye était plus maigre que prévu. " Kadhafi avait promis 20 millions de dollars, il en a versé quatre ", affirme Issouf Maha. " Nous avons été trahis par tout le monde : Niamey, Tripoli et nos commandants ", se désespère Houcene, au chômage depuis qu'il a rendu les armes.

Et à Agadez, le travail est rare. Aux portes du Ténéré, carrefour de routes reliant le Maghreb à l'Afrique de l'Ouest, cette ville probablement fondée au XIe siècle a connu un boom touristique au début des années 2000. On ne comptait plus les agences de voyage ouvertes par d'anciens rebelles. Et ça marchait. La cause touareg était à la mode en Europe. Le tourisme faisait vivre une grande partie des 100 000 habitants de la ville. Hélas, ce temps est révolu. Aujourd'hui, les artisans se morfondent devant leurs échoppes, un oeil sur le minaret en terre séchée de la vieille mosquée. Le touriste a disparu.

Echaudés par la dernière rébellion, les voyageurs ont déserté le coin depuis qu'Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI) y rôde. En septembre 2010, sept employés d'Areva ont été enlevés sur le site d'Arlit (à 230 km au nord d'Agadez), où le groupe nucléaire français extrait de l'uranium. En janvier, AQMI portait le fer au coeur même de la capitale, Niamey, à 900 km de là. " L'activité est nulle. Zéro circuit, faute de clients ", constate amèrement Abdoulaye Mali, représentant du tour-opérateur Point-Afrique à Niamey, dont l'activité sur le Sahel et le Sahara était autrefois florissante.

Pourtant, le sous-sol de la région est riche. Il recèle notamment d'énormes réserves d'uranium. Mais la population s'impatiente d'en voir les retombées et pense ne pas en profiter assez. C'était d'ailleurs l'une des revendications de la dernière rébellion en 2007. La situation s'est légèrement améliorée, mais il n'y a pas eu de miracles. L'" insécurité résiduelle ", comme on l'appelle hypocritement à Niamey, a refroidi les investisseurs. Y compris le géant Areva, qui a décalé son programme d'investissement sur le site d'Imourarene (au sud d'Arlit), le gisement d'uranium le plus prometteur d'Afrique.

Et la sécurité risque de ne pas aller en s'améliorant. " Quel que soit le sort de Kadhafi, ceux qui partent vont revenir avec des armes. Ils constitueront un réservoir pour les réseaux criminels qui sillonnent le Sahara, ou alors, et c'est encore pire, ils deviendront des "terroristes de prestation" pour AQMI, qui a besoin de leur connaissance du terrain ", avertit Aklou Sidi Sidi. A moins qu'ils ne relancent une nouvelle rébellion. Ou tout cela à la fois. Ce sera en tout cas l'un des dossiers les plus chauds pour le nouveau président, Mahamadou Issoufou, élu le 12 mars. Une urgence de plus à régler dans un pays où il y en a tant. En attendant, le gouverneur Yaye Garba a convoqué récemment les sociétés de transport d'Agadez pour leur déconseiller formellement de convoyer des Nigériens vers la Libye. Ce qui fait sourire Houcene : lui connaît la route à suivre.

Christophe Châtelot

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