03/05/2011

Hervé Kempf : « #Fukushima est moins un accident que l’aboutissement d’une série annonciatrice »

Que représente pour vous la catastrophe de Fukushima ?

Hervé Kempf : C’est un tournant, aussi important que Tchernobyl en 1986, et qui va durablement affecter l’industrie nucléaire et la façon dont on la perçoit. C’est aussi un rappel extrêmement violent de ce que beaucoup d’écologistes disent depuis longtemps, à savoir que le nucléaire n’est pas une réponse satisfaisante au problème du changement climatique. Même si l’énergie nucléaire émet peu de gaz à effet de serre, elle présente d’autres inconvénients insupportables. Notamment, cette possibilité d’un accident nucléaire qui va empoisonner au minimum des centaines de km2 pour des dizaines ou des centaines d’années.

Et encore, on ne mesure pas toutes les conséquences...

Pour l’instant, ce qu’on peut dire de manière quasiment certaine, c’est qu’il y a au moins trois, voire quatre réacteurs de la centrale qui sont irrécupérables. L’enjeu maintenant est de les boucher, pour empêcher les fuites, sachant qu’aujourd’hui, même à petite dose, elles sont manifestes et permanentes. Une fois bouchés, les réacteurs restent extrêmement radioactifs et dangereux. Comme à Tchernobyl, on les recouvrira d’un sarcophage, qui sera une sorte de mausolée supplémentaire de déchets nucléaires.

La France a-t-elle des enseignements à tirer de la situation japonaise ?

La France se trouve dans une situation très comparable. Avec Tchernobyl, c’était différent. Pour faire simple, on n’avait pas à en tirer de conclusions, parce que c’était des Russes et que c’était l’Union soviétique – sous-entendu : un régime irresponsable avec des gens qui maîtrisaient mal la technologie. Avec le Japon, on ne peut pas avoir cette attitude méprisante. C’est quasiment le pays le plus en pointe, avec un niveau technologique incontestable. Indépendamment des événements extérieurs que sont le séisme et le tsunami, on constate que même dans un pays techniquement sophistiqué, il peut y avoir une perte de contrôle et une incapacité à gérer une situation désastreuse qui conduit à une catastrophe écologique.

L’autre rapprochement à faire, c’est qu’au Japon comme en France, le nucléaire a été introduit de manière opaque et antidémocratique, ou plus exactement dans un déni de démocratie. Dans les deux cas, on peut parler d’oligarchie « nucléariste » et d’une connivence entre les responsables politiques et l’industrie, qui a permis d’imposer le nucléaire sans le mettre en débat. Sauf qu’aujourd’hui, les « nucléaristes » ne peuvent plus nier qu’un accident est entré dans le domaine des probabilités. Logiquement, cela doit pousser la société française à interroger sérieusement le nucléaire et au minimum à délibérer ouvertement des questions des déchets, de la sécurité, du coût de cette énergie. Ouvertement, c’est-à-dire avec des informations complètes et exactes, communicables à tous les citoyens. Il s’agit de rompre avec cette impossibilité actuelle de discuter sérieusement du nucléaire.

À entendre les autorités, un accident nucléaire en France est impossible...

Bien sûr que c’est possible. On est passé, le 27 décembre 1999, à deux doigts d’un très grave accident à la centrale française du Blayais, lorsqu’une inondation a mis hors service des pompes essentielles à sa sécurité. Il y a eu des incidents graves ces dix dernières années dans trois pays réputés pour leur sûreté nucléaire. Après la France au Blayais, le 25 juillet 2006 la centrale suédoise de Forsmark a dû être stoppée d’urgence et de même le 16 juillet 2007 pour la centrale japonaise de Kashiwazaki-Kariwa, qui à la suite d’un séisme violent a subi une fuite d’eau radioactive. Au regard de ces précédents, Fukushima est moins un accident que l’aboutissement d’une série annonciatrice. Ce n’est pas une météorite tombée du ciel. Il y a eu des alertes, un accident était prévisible, mais les oligarques n’ont pas tenu compte de ces avertissements.

Chez les observateurs critiques du nucléaires, l’inquiétude se réveille depuis plusieurs années. On constate la montée d’une pression financière, dans une logique de course au profit, de privatisation, qui fait que les soi-disant responsables, tablant sur la renaissance du nucléaire et rivalisant de manière acharnée pour vendre des centrales, poussent à relâcher l’attention sur la sécurité.

Comment interprétez-vous le refus immédiat des autorités françaises d’engager un débat sur l’avenir du nucléaire en France ?

Il est dans la logique de leur mutisme et de leur « aveuglement ». Le nucléaire fait partie des tabous et des idées reçues que l’oligarchie capitaliste ne veut pas remettre en cause. Dans sa logique de pensée figée, la croissance économique, c’est bien, l’augmentation de la consommation d’électricité, c’est inévitable, le nucléaire, c’est bien. Donc, on n’en discute pas, puisque c’est bien ! Leur première réaction a été de dire, sans même avoir réfléchi ni étudié la question, que cet accident ne nous concernait pas, puisque c’était au Japon et à cause d’un tsunami. J’ai fait récemment une enquête sur la sortie du nucléaire qui m’a amené à contacter le cabinet d’Éric Besson. J’ai appris que le ministère de l’Énergie n’a élaboré aucun scénario de sortie du nucléaire, même pas à titre d’étude ou d’exercice d’imagination. Alors que le principal partenaire de la France, l’Allemagne, se prépare sérieusement à cette évolution depuis dix ans !

Cela vous effraie ?

Oui. L’incapacité de ce système, et de ces gens qui se croient les meilleurs, à se remettre en question est effrayante. Et le nucléaire n’en est qu’un exemple parmi d’autres. Pour la crise financière, c’est pareil. On est passé en 2008 juste à côté d’un effondrement économique. Deux ans après, rien n’a changé. Les banques ont repris le haut du pavé, avec les mêmes comportements spéculatifs, le même refus des régulations, les mêmes rémunérations extravagantes. Je suis frappé par leur absence totale d’imagination, par leur incapacité à envisager un autre monde. « There is no alternative » disait Margaret Thatcher et cette pensée unique reste la règle d’or de la classe dirigeante. Le nucléaire en fait partie. Ce que montre Fukushima, c’est l’incompétence des experts et des dirigeants quand ils ne sont pas sous le regard des citoyens : il y a eu un accident gravissime, alors qu’ils juraient que c’était impossible.

Une réponse démocratique est-elle possible face au lobby du nucléaire en France ?

La bataille s’annonce particulièrement difficile parce que l’appareil de pouvoir est totalement gangrené par l’idéologie « nucléariste », qui bénéficie – comme c’est la règle en régime oligarchique – d’un soutien institutionnel et médiatique sans faille. On ne pourra vaincre cette résistance que si, comme dans le cas des OGM ou du gaz de schiste, les gens soutiennent de manière claire et visible ceux qui tiendront le discours de contre-expertise. C’est absolument nécessaire. Face à des gens qui vont s’appuyer sur tout l’appareil du pouvoir économique et institutionnel, les contre-experts ont besoin d’un vrai soutien populaire. La démocratie n’est pas seulement une question d’ouverture du débat, ou de reconnaissance de la légitimité de la contre-expertise : elle suppose un engagement conscient des citoyens pour manifester qu’une autre voie est possible.

Est-ce que la récente victoire des Verts aux élections régionales en Allemagne est une réponse démocratique, et peut en augurer d’autres ?

Oui. Mais en entrant dans un processus de débat démocratique, on va voir que sortir du nucléaire tout en évitant un changement climatique implique des choix qui ne sont pas seulement techniques. Ça inclut aussi une remise en question profonde de l’ordre social, de notre façon de vivre, de l’organisation collective, de la répartition des richesses... Derrière le nucléaire se pose un enjeu d’organisation de la société : sortir du nucléaire suppose avant tout de réduire fortement la consommation d’énergie, et donc de remettre en question les valeurs de surconsommation et de productivisme, qui forment la référence de l’actuel système économique. Alors oui, les Allemands vont se trouver confrontés à ce défi et devront y répondre sans louvoyer.

La catastrophe de Fukushima et l’offensive en Libye sont arrivées presque en même temps. Pour vous, catastrophe nucléaire et guerre pétrolière vont de pair, parce qu’elles sont deux conséquences de la façon dont l’oligarchie impose sa vision au reste du monde ?

Plutôt que d’accepter le changement qu’impose la crise écologique et l’injustice qui déchire nos sociétés, le capitalisme est arrivé à un point de son histoire où il ne trouve plus comme issue que la catastrophe et la guerre. La « protection des populations civiles » de Libye, qui justifie l’entrée en guerre de la France – sans vote au Parlement, ce qui est inconstitutionnel – a bon dos. L’Occident ne dit rien en ce qui concerne la zone d’influence de l’Arabie saoudite, parce qu’elle détient les clés du pétrole.

Nous sommes dirigés par des gens qui en 2007 étaient prêts à vendre des réacteurs nucléaires au gouvernement de Kadhafi, et qui quatre ans plus tard, le découvrent insupportable. Cette intervention en Libye vise le pétrole, point. Elle témoigne aussi qu’après l’Afghanistan, après l’Irak, la tentation de résoudre les problèmes par la violence reste toujours aussi vivace chez l’oligarchie.

Propos recueillis par Linda Maziz

Interview publiée initialement dans la revue Zelium, n°3, 16 avril 2011.

À lire aux éditions du Seuil : Hervé Kempf, L’oligarchie ça suffit, vive la démocratie, 2011. Pour sauver la planète, sortez du capitaliste, 2009. Comment les riches détruisent la planète, 2007.

Le site d’Hervé Kempf : www.reporterre.net

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